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Vol. IV |
No. 2 |
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And I? May I Say Nothing?
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Des Profondeurs
Je suis dans les ténèbres, moi qui
vivais dans la lumière. Moi qui étais la lumière. Je resplendissais comme un astre. Je
rayonnais. J’irradiais. Je ruisselais de grâce et de beauté. Nul n’était plus
étincelant que moi. J’étais le soleil. Ma radieuse jeunesse
avait l’éclat d’un somptueux matin d’été, plein des brillantes promesses du
jour. Toute ma personne éblouissait. Je n’avais qu’à paraître, moi, le jeune
roi, moi, le garçon doré qui, au premier regard échangé, avais connu
l’ampleur de ma victoire. Je régnais. Je régnais sur son cœur en maître
absolu. Et j’avais pour lui le visage adorable d’un dieu. Le noir ne me va pas. Je ne suis pas
fait pour les ténèbres. Je n’ai aimé l’obscurité que peuplée d’interdits, une
obscurité complice où courrait le frisson de l’amour et la sombre excitation
du désir. Pas cette nuit sans rêves, cette nuit silencieuse et
désertée. Où suis-je ? Au fond d’une
tombe ? Depuis combien de temps suis-je
ici ? Qui viendra m’arracher à ce cul-de-basse-fosse ? Est-ce toi,
que j’aimais ? Toi dont je fus, dit-on, le destin funeste? On n’a
gardé de moi que cette image noire, celle du fatal archange qui trancha ta
vie en deux d’un coup de son glaive étincelant. Nul ne vient plus me rendre
visite, tandis qu’on te célèbre encore partout, comme un héros tragique et
sacrifié. Suis-je si coupable ? Est-ce moi seul qui ai causé ta chute et
ta ruine ? Je t’aimais pourtant. J’étais si jeune. Et mon père n’était
qu’une brute épaisse. C’était sa perte à lui que je cherchais, non la tienne.
Dans ce duel à mort que nous nous livrions, lui et moi, je voulais que tu te
tiennes à mes côtés et que tu portes haut mes couleurs. Je n’aurais pu
combattre sans toi, je n’aurais pas eu le courage d’affronter cette force
dévastatrice qui ruinait tout sur son passage. Il a offensé ma mère, il l’a
grossièrement bafouée en voulant lui imposer ses maîtresses. J’étais le bras
armé de la justice, et tu étais mon champion, celui qui devait ceindre mon
beau front des lauriers du triomphe. Je ne pouvais tolérer plus longtemps sa
morgue et son arrogance, sa folie et sa vulgarité. Le marquis écarlate. C’est
toi qui l’avais surnommé ainsi. Rouge comme le sang de mon frère, mort dans
un fossé, d’un coup de fusil suicidaire. A cause de lui. Rouge comme l’enfer
où il aurait voulu nous plonger. Y aurait-il quelque indignité à vouloir
venger l’honneur de sa famille ? On a été injuste envers moi. Je le
clame aujourd’hui : j’ai été la victime d’une effroyable injustice.
J’étais un grand poète, et la postérité m’a méprisé. J’étais un fils aimant
et mon père m’a dédaigné. J’étais un amant loyal, et on n’a retenu de moi que
l’abandon et la traîtrise. Je ne t’ai pas abandonné. Pourquoi faudrait-il que
j’accepte cette affreuse iniquité ? Moi, devant qui pâlissait la beauté
d’Apollon, moi que tu baptisas Hyacinthe et dont tu embrassais la bouche avec
ferveur ? Qui êtes-vous tous, pour me juger ?
Qui vous a donné cette audace ? Je n’accepte pas votre condamnation,
plèbe infâme. Je suis au-dessus de vous, au-dessus de la masse informe de la
foule qui crie au lynchage, et qui se rue sur l’innocent avec des pierres à
la main. Vous n’êtes rien. Votre verdict est sans valeur. J’entends les mots
sortis de vos bouches vulgaires : Egoïste. Menteur. Pervers. Jouisseur.
Méprisant. J’entends les jugements tomber de vos lèvres sans grâce :
Hystérique, colérique, violent, lâche, sans cœur ! Ils ne me touchent
pas. Ils ne parviendront pas à m’atteindre. Je suis trop haut pour vous. Je
suis au-delà de vos paroles calomnieuses. Je ne m’abaisserais pas à écouter
vos mensonges. Non, je ne suis pas lâche. Je n’ai
pas déserté devant l’adversité. Si je suis parti, c’est toi qui m’y as
poussé. Tu avais peur pour moi, peur de m’entraîner dans ta chute. Et tu m’as
demandé de partir, de quitter l’Angleterre, de renoncer à t’accompagner dans
l’épreuve. Faut-il que l’on me reproche aussi cela, à moi qui t’ai rendu
chaque jour visite à Holloway ? Oh, l’horreur sans nom de ce parloir, de
cette ignoble promiscuité ! Tu baisais mes doigts à travers la grille,
toi qui n’étais plus qu’un homme abattu. Te souviens-tu de ce jour où
je t’avais écrit cette lettre après que nous nous soyons disputés, et qui se
terminait pas ces mots : « Quand tu n’es pas sur ton piédestal, tu
n’es pas intéressant ». Eh bien, tu étais tombé de ton piédestal avec
fracas, et j’étais encore auprès de toi, malgré tout, à serrer ta main à travers
la grille. J’aurais accepté de traîner mon nom dans le caniveau pour toi. Un
des plus grands noms d’Ecosse et d’Angleterre. Un des plus anciens et des
plus respectés. N’était-ce rien que cela ? J’étais prêt à ce
sacrifice, et c’est toi qui ne l’as pas voulu, toi qui as exigé que j’y
renonce. Alors, c’est vrai, il y a eu ces deux
années de silence, ces deux années terribles où tu croupissais dans ta geôle
pour m’avoir trop aimé. Je ne t’ai pas écrit. Mais qu’aurais-je pu te
dire ? Comment consoler ta douleur inconsolable ? Avec quels
mots ? Tous me semblaient impuissants, dérisoires. Ils n’auraient fait
que retourner le couteau dans notre plaie trop fraîche et trop profonde, la
fouailler jusqu’au sang. Il valait mieux le retrait, le silence. L’effacement.
Que n’aurait-on dit si j’étais allé te visiter en prison, si j’avais eu cette
audace ? Tous les moralistes auraient aussitôt crié au scandale, tous
les censeurs auraient fondu sur nous comme un vol de vautours et de corbeaux.
Ils nous auraient déchiquetés, ils se seraient disputé nos cadavres. Tu ne
l’as pas compris ainsi, je le sais. Tu me l’as durement signifié dans ton
livre. Cette longue et terrible lettre, si implacable, est-ce que je la
méritais ? Oscar, ce n’est pas moi qui t’ai dévoyé. Ce n’est pas moi
qui, le premier, t’ai détourné des chemins respectables du mariage et de la
paternité. Un autre t’avait déjà initié en te faisant découvrir les
secrets de cet amour qui se cache, de cet amour en marge qui n’ose pas dire
son nom. Un autre. Celui qui dort près de
toi sous les arbres d’une allée parisienne. Alors qu’ici, je me dessèche en
périssant d’ennui, sans personne à qui parler, sans ta voix pour me bercer,
ta voix inimitable, douce et grave comme un solo de violoncelle. Imagines-tu
combien la jalousie me dévore, combien je voudrais pouvoir arracher le cœur
de celui qui partage encore ta couche ? Il est ton compagnon d’éternité,
et je suis seul au fond de cette tombe. Je suis seul dans ma nuit, torturé
par la pensée de cette union post-mortem, révolté par son imposture. Il s’est
glissé dans ton intimité par ruse, il m’a volé la place qui me revenait de
droit. J’aurais voulu finir ainsi, endormi près de toi qui fut mon
amant, le seul qui comptât jamais pour moi. Mais Robbie s’est immiscé entre
nous en tapinois, comme il a souvent tenté de le faire au cours de sa petite
vie médiocre. Tu lui as toujours accordé le beau rôle à ce bon samaritain
trop dévoué. Mais moi, je voyais clair dans son jeu. Je n’ai jamais été dupe.
Aussi n’ai-je jamais cessé de le haïr. Parce qu’il était l’envers de
moi-même, parce qu’il avait été le premier, et qu’après moi, il était celui
qui tu chérissais le plus. Mon rival. Celui qui recueillit ton dernier
souffle, qui se débrouilla pour te fermer les yeux. Je voudrais écraser son
visage, ce petit visage de Puck, trop innocent, le lui écraser sous une
pierre. Je voudrais l’étrangler de mes propres mains. On dit que j’ai
probablement hâté sa mort, que mes persécutions incessantes l’avaient usé
quand son cœur a lâché. Peut-être bien. Je ne sais plus. Il y a longtemps de
cela. Si c’est vrai, je ne regrette rien, sinon qu’il ait trouvé le moyen de
me vaincre en définitive, de remporter la dernière manche avec ses manœuvres
de tricheur. Je n’ai jamais fait semblant d’avoir bon cœur. Je ne me suis
jamais montré meilleur que je n’étais. J’avais trop d’orgueil, trop
d’assurance pour déguiser ma nature. J’étais fils de marquis, après tout. Ma
dignité m’interdisait de m’infliger des contorsions grotesques pour plaire à
de petites gens sans importance. Il fallait me prendre tel que j’étais. Et
c’est ainsi que tu me pris, toi qui étais mon égal, non par le rang, mais par
l’esprit. Tu avais l’âme haute, assez haute pour accepter mes défauts et les
aimer, assez haute pour pardonner les injures. Quand on t’a précipité dans la
boue, tu n’as pas exprimé de haine contre tes ennemis, ni contre tes juges.
Moi seul ai subi tes reproches. Contre moi seul, tu as proféré des paroles
amères. Comprends-tu combien c’était douloureux pour moi de les entendre ?
Combien il était humiliant de voir notre histoire ainsi exposée, et défigurée
par la partialité d’un bilan trop sévère ? Peux-tu t’étonner qu’après
cette iniquité, j’en sois venu à te renier, à nier l’existence même de notre
liaison amoureuse ? Comme Pierre le fit trois fois avant le chant du
coq, je t’ai renié, pendant plusieurs années. J’ai écrit les pires horreurs
à ton propos. J’ai témoigné sous serment à la barre d’un tribunal en
affirmant que tu avais été la plus grande force du mal que le siècle ait
connu. Je t’ai renié obstinément, avec hargne, avec rage. J’ai tenté de
détruire jusqu’à ton souvenir dans ma mémoire. Parce que je t’avais beaucoup
aimé, que tu avais pris dans ma vie toute la place. Et que tu me rejetais, en
affirmant que j’étais le seul artisan de ta chute, celui qui t’avait livré au
malheur, moi, ton bel amour, l’unique objet de ta folle passion. Le monde
entier a fini par te croire sur parole, par me traiter en renégat. Il m’est
même arrivé de penser que tu avais raison. Je ne sais pas. Peut-être ta
version des faits n’est-elle pas tout à fait erronée. J’étais un jeune
inconscient, qui voulait tout prendre à la vie sans rien donner en échange.
Mais la plupart des jeunes gens sont ainsi. Des égocentriques affamés,
d’impitoyables despotes. Surtout lorsqu’ils ont été gâtés par la naissance. En admettant que j’aie causé ta perte,
n’oublie pas pour autant ce que tu me dois, car j’ai été l’un des
bâtisseurs de ta légende, le grand architecte de ta vie. Oui, ta légende,
Oscar, c’est moi qui ai commencé à l’édifier. Tu me dois une part
d’immortalité. Sans moi, tu n’aurais pas porté cette aura du martyr, du
crucifié. Je t’ai révélé à toi-même. J’ai enrichi ton génie de cette humanité
poignante qui, dans tes dernières œuvres, t’éloigne à jamais de cette
légèreté de façade dont tu t’es si longtemps paré. Ce que tu as perdu en
chagrin, tu l’as gagné en profondeur. Les héros ne meurent pas tranquillement
dans leur lit à la fin d’une petite vie sans histoires. Je t’ai donné le
statut et la dimension du héros. N’est-ce pas ce que tu avais toujours
souhaité ? T’élever au niveau de la tragédie grecque ? Tu avais
trop aimé son austère grandeur pour refuser le destin que je t’ai proposé.
C’est sans doute pour cela que tu t’y es précipité avec tant de hâte, que tu
as foncé vers le malheur les yeux fermés. Où es-tu à présent ? As-tu échappé
à l’enfermement de la nuit ? T’a-t-on laissé retourner vers le
jour ? Je le voudrais. Je voudrais te voir marcher dans la clarté, ta
grande et lourde silhouette avancer vers l’aurore, comme tu t’avançais
autrefois au milieu de la scène sous les acclamations du public, les soirs de
première. Une houle de gloire montait vers toi. Tu te tenais debout,
comme un monarque recevant, désinvolte, l’hommage d’une cour éblouie.
Peut-être te tiens-tu aujourd’hui encore dans la splendeur tandis je reste
ici, prisonnier des sombres profondeurs. J’entends le vent au-dessus de ma
tête, accompagner le chant des franciscains. J’entends son long gémissement
sourdre et me plaindre. Je sais que tu ne me laisseras pas ici, seul dans le
noir. Tu ne m’abandonneras pas à mon extrême solitude. Souviens-toi de qui je
fus pour toi. Nos deux noms sont indissociables. Notre histoire restera
gravée dans la pierre, inaltérable. Rien ne pourra la défaire et l’effacer.
Bientôt, le vent t’apportera ma longue plainte. Elle sifflera à ton oreille
et te fera doucement frissonner. Tu te retourneras, hésitant, pour mieux
écouter cette triste musique hantée par ma voix blême. « Dear boy, dear
boy », diras-tu dans un murmure ému. Et alors, tu n’auras plus qu’à me
tendre la main pour m’emmener. |
28 septembre 2003
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